Forme la plus connue de la lutte contre l’échec scolaire, le soutien pédagogique est généralement mis en oeuvre lorsque l’élève a de grosses difficultés ; il fait appel à des intervenants distincts du maître de classe, qui agissent souvent en prenant à part les élèves en difficulté. C’est pourquoi le soutien ne saurait être considéré comme une forme achevée de différenciation de l’enseignement.
Existe-t-il à ce jour une pédagogie différenciée entièrement intégrée à la pratique pédagogique des maîtres de classe, fondée sur une évaluation formative et une régulation continue des apprentissages, qui préviendrait les difficultés et l’échec plutôt que d’y remédier ? Il semble que non. Les modèles qui s’en rapprochent le plus vont dans le sens d’un élargissement de la pédagogie de maîtrise (Huberman, 1988), pour la rendre plus compatible avec les didactiques nouvelles, les courants d’école active, l’approche pragmatique de l’évaluation formative, la conception interactionniste et constructiviste de l’apprentissage (CRESAS, 1987). Mais il y a beaucoup à faire pour que ces conceptions soient praticables à large échelle. Le temps n’est donc pas encore venu de proposer de passer sans délai du soutien à une différenciation intégrée. Mais la question de la transition peut se poser.
C’est l’objet de la présente réflexion : évolution ou rupture ? Faut-il développer une pédagogie différenciée à partir du soutien, en le faisant évoluer, sans heurts vers des interventions plus souples, préventives, continues, intégrées ? Ou faut-il une rupture explicite, qui construirait la différenciation à partir d’autres prémisses, liées à la didactique des disciplines et à la gestion de classe qu’à la prise en charge d’élèves en difficulté ?
À vrai dire, mon analyse n’est possible que parce que les intervenants de soutien se posent depuis plusieurs années les mêmes questions et font évoluer le soutien vers une forme plus large de différenciation. Il serait donc fort injuste de tomber dans la caricature. Le soutien est certainement une forme de différenciation de l’enseignement, il offre à une partie des élèves une aide personnalisée et autant que possible proportionnée à leurs difficultés. Cette forme n’est pas figée, elle peut s’élargir. C’est la plus forte pente. Est-ce une impasse ? Ne faut-il pas, pour développer une différenciation plus large, intégrée à la salle de classe et à l’action pédagogique quotidienne, accepter de poser les problèmes autrement et d’impliquer l’ensemble des enseignants ?
Pour contribuer à poser plus clairement ce problème, j’envisage :
Alors, je pourrais poser plus rigoureusement cette question : du soutien pédagogique à une vraie différenciation de l’enseignement, d’aujourd’hui à demain, évolution ou rupture ?
I. Echec scolaire et différenciation
Je ne puis ici revenir sur l’explication de l’échec scolaire. Je rappelle seulement qu’il n’est plus possible aujourd’hui de se contenter d’analyser des facteurs de risque : les élèves sont ce qu’ils sont, inégaux et différents, pour mille raison explicables. Mais ces différences et inégalités de tous genres (personnelles et culturelles, cognitives, affectives, physiques, relationnelles) n’expliquent pas encore l’échec ou la réussite scolaire : tout dépend de ce que l’école propose ou impose aux générations successives qui lui sont confiées, de la façon dont elle traite ces différences. Expliquer les inégalités de réussite scolaire, c’est montrer comment le fonctionnement de l’école fabrique réussites et échecs (Perrenoud, 1984, 1989). Démocratiser l’enseignement, c’est transformer ce fonctionnement, enrayer les mécanismes de fabrication.
Une différenciation de l’enseignement, même totale, ne saurait suffire à combattre l’échec scolaire, parce qu’elle ne s’en prend qu’à l’un des mécanismes de fabrication de l’échec scolaire, l’indifférence aux différences. Aussi longtemps qu’un curriculum élitaire placera les familles et leurs enfants à distance très inégale de la culture scolaire, aussi longtemps que la diversification des formes d’excellence ne restera qu’une idée séduisante, aussi longtemps que le cursus exigera prématurément des maîtrises en train de se construire, aussi longtemps que l’évaluation dramatisera inutilement ou rendra visibles sans raison les inégalités réelles, il ne faut pas attendre de la différenciation un miracle. Elle ne peut être qu’une composante d’une stratégie d’ensemble (Perrenoud, 1991 c).
Mais c’est une composante majeure. Des enfants qui n’ont pas le même niveau de développement, le même capital culturel et linguistique, les mêmes ressources et attitudes, les mêmes rythmes d’apprentissage, ne peuvent pas tirer le même bénéfice du même enseignement. Il suffit donc que l’action pédagogique s’adresse uniformément ou presque à des enfants très différents pour que les différences se transforment en inégalités d’apprentissage, donc de réussite scolaire.
Certes, l’indifférence aux différences n’est pas totale. L’école primaire n’ignore pas totalement que les élèves n’ont pas les mêmes moyens :
6. Il existe des mesures de soutien individualisées (par certains maîtres, des élèves plus âgés, par les parents ou un précepteur, par un didacticiel interactif ou un réseau d’aide télématique, parfois par un psychologue ou logopédiste, enfin, plus récemment, par des maîtres de soutien ou intervenants spécialisés).
Ces diverses mesures de différenciation ne sont pas de même nature : les unes visent à former des groupes aussi homogènes que possible, espérant dès lors pouvoir leur dispenser un enseignement standardisé sans engendrer de fortes inégalités. D’autres cherchent à intervenir de façon différenciée auprès des individus appartenant au même groupe. C’est le cas du soutien.
L’indifférence aux différences n’est donc jamais totale, même dans les systèmes scolaires les plus traditionnels. Dans les plus avancés, on joue sur diverses formes de différenciation, dont le soutien. C’est le cas au Tessin ou dans le canton de Genève par exemple. Même alors, cela ne suffit pas, parce que la prise en compte des différences en classe, au jour le jour, reste le parent pauvre de la pédagogie. Le système scolaire, même là où la lutte contre l’échec est active, reste fondamentalement porté à traiter des groupes plutôt que des personnes dans leur diversité. Contrairement à toutes les autres professions de prise en charge de personnes (médecine, justice, psychologie, travail social) l’école croit encore qu’il est possible de grouper ses usagers, en limitant du même coup le traitement individualisé. Or ce groupement est toujours sommaire :
Au-delà de tels groupements élémentaires, l’homogénéisation du niveau global des élèves est une illusion : elle n’empêche pas la diversité de reprendre ses droits devant n’importe quelle situation didactique concrète. En adoptant une conception constructiviste et interactionniste de l’apprentissage, on ne peut espérer aller très loin en adressant le même enseignement à tout un groupe. Chacun doit pouvoir suivre son propre cheminement. La seule voie véritablement prometteuse est donc de s’organiser pour qu’une partie importante des interactions didactiques ne se déroulent plus entre le maître et un grand groupe homogène, mais entre deux ou quelques personnes. Du coup, on pourra faire l’économie du redoublement et des groupes de niveaux et intégrer la prise en compte des différences à une organisation dont c’est la règle.
II. Atouts et limites du soutien
J’ai essayé ailleurs de montrer que, pour lutter contre l’échec scolaire sans mobiliser trop d’oppositions, on ne pouvait, dans un premier temps, qu’inventer le soutien (Perrenoud, 1991 a) :
Le soutien pédagogique est donc facile à comprendre, intelligent, généreux, peu menaçant. Est-il utile ? Oui. Est-il suffisant ? Manifestement non ! Le soutien ne neutralise pas l’échec scolaire, il ne s’attaque pas au noyau dur des inégalités.
Avant même que les pratiques de soutien se développent, on pouvait en anticiper les limites systémiques, celles qui tiennent à la position même du soutien dans l’organisation scolaire :
1. Il intervient lorsque l’élève à déjà de grosses difficultés ; il y a donc remédiation plutôt que prévention, intervention dans une situation déjà compromise, construction d’une identité de mauvais élève, dégoût, conflit, stratégies de retrait.
2. Le soutien fait appel à des intervenants distincts du maître habituel, ce qui peut signifier rupture de la relation, changement de contrat pédagogique, manque de continuité didactique.
3. Il extrait souvent les élèves du groupe-classe (ou du moins de son fonctionnement régulier), avec les risques d’étiquetage, de manque de temps, de problèmes d’organisation en classe.
Certes, sur ces trois points, on peut agir pour éviter le pire. Dans divers systèmes, et notamment au Tessin, les intervenants de soutien semblent avoir fait cette analyse et tentent de dépasser certaines limites :
Ces élargissements, bienvenus, ne sont pas encore acquis, partout et toujours. Et ils se heurtent inévitablement aux structures scolaires et à la division du travail.
Même élargi de la sorte, le soutien peut-il véritablement tenir compte de la façon dont se construisent les connaissances ? J’en doute, pour trois raisons liées au temps disponible :
Il serait injuste d’attendre du soutien qu’il sorte à lui seul des impasses des didactiques mises en oeuvre dans les classes. Je veux simplement souligner que la lutte contre l’échec passe par des reconstructions du contrat pédagogique et des formes d’intervention qui exigent du temps et de la continuité. En un sens, le soutien ne peut être qu’un moment, une facette d’une action pédagogique diversifiée. Le confier à un autre intervenant est une hypothèse forte et probablement peu réaliste sur la coordination et la cohérence (dans l’esprit de l’élève !) des actions respectives du maître de classe et du maître de soutien.
Cela ne veut pas dire que tout soutien est inutile. Parfois, un appoint suffit ou du moins améliore la situation. Mais on voit bien qu’il n’atteindra jamais l’efficacité qu’on pourrait attendre d’une différenciation systématique de l’enseignement, intégrée à la pratique pédagogique des maîtres de classe, fondée sur une évaluation formative et une régulation continue des apprentissages, prévenant l’échec et l’aggravation des inégalités plutôt que d’y remédier.
Il reste que le principal atout du soutien, aujourd’hui encore, c’est d’être praticable. Alors qu’une vraie différenciation de l’enseignement reste encore du domaine de l’utopie…
III. Vers une vraie différenciation :
obstacles en tous genres
Il n’y a pas de modèle tout fait de pédagogie différenciée. L’idée générale est de mettre en place un dispositif de planification et de régulation individualisées et continues des apprentissages, fondé sur des théories constructivistes et interactionnistes de l’apprentissage, une transposition didactique réaliste, des objectifs de maîtrise clairement définis et atteignables, réduits à l’essentiel, des pédagogies actives, des didactiques ouvertes et axées sur des savoir-faire de haut niveau taxonomique, une évaluation formative, une organisation souple (horaires et locaux à géométrie variable, décloisonnement ou suppression pure et simple des degrés, groupements mobiles, équipes pédagogiques). À partir de ces principes généraux, il reste à composer avec les contenus, les structures, les moyens. J’ai plaidé ailleurs pour une approche pragmatique de l’évaluation formative (Perrenoud, 1991 d). On peut étendre l’analyse à la pédagogie différenciée : ce qui compte, en dernière instance, ce sont la continuité, la pertinence, l’efficacité des régulations. Le reste est affaire d’organisation et on peut concevoir divers systèmes performants.
Les obstacles à surmonter sont nombreux. Il y a d’abord les plus évidents, les obstacles politiques : différencier passe par une volonté de démocratisation, par l’affirmation qu’il est à la fois possible et nécessaire de lutter contre l’échec scolaire, et que cette priorité justifie qu’on transforme l’école. On sait bien que sur ce terrain, les systèmes scolaires sont aux mieux hésitants et fluctuants, au pis franchement conservateurs. De cette volonté politique, l’existence du soutien est un indice. Mais, comme la mise en place de structures scolaires moins sélectives, le soutien peut manifester l’intention de lutter contre l’échec scolaire sans mettre en cause fondamentalement les contenus de l’enseignement et les pédagogies.
Lorsque la volonté politique existe, on se heurte à des obstacles matériels et institutionnels : effectifs, locaux, moyens d’enseignement, programmes. À l’intérieur ou à l’extérieur du système scolaire, de nombreux groupes de pressions s’opposent à la politique de démocratisation et défendent des intérêts particuliers. La lutte contre l’échec scolaire, fut-elle prioritaire, n’est jamais qu’un des nombreux problèmes auxquels sont confrontés les sociétés modernes, et les budgets ne sont pas extensibles sans limites, même dans des collectivités développées. Enfin, le système scolaire est un pachyderme difficile à bouger : on ne cesse d’être limité par l’héritage, qu’il s’agisse des infrastructures, des textes, des moyens d’enseignement, des habitudes de pensée. La culture professionnelle des enseignants et des cadres est pauvre en savoir-faire adéquats pour penser et réaliser le changement (cf. Gather Thurler, 1991).
Sans négliger ces obstacles, j’aimerais en évoquer quelques autres. Non pas pour désespérer définitivement les quelques courageux qui voudraient s’attaquer aux obstacles politiques, matériels et institutionnels. Mais parce que, dans une stratégie de changement, il ne faut pas attendre de se heurter à un mur pour songer à le contourner. Il faut anticiper et agir par divers détours.
J’insisterai d’abord sur le handicap que représentent l’absence de modèles simples et l’insuffisante formation des maîtres. Plus que toute autre, la différenciation de l’enseignement est une pratique complexe, qui passe par une continuelle reconstruction à partir de principes généraux, en fonction de la réalité des élèves, du groupe, de la relation, des ressources. On ne peut diffuser à large échelle des pratiques bien codifiées, qu’il suffirait de mettre en oeuvre sans en comprendre véritablement le pourquoi et le comment. Dans la sphère de l’éducation, c’est assez rarement la situation. Il n’y aura donc pas de différenciation systématique sans enseignants assez qualifiés pour s’approprier les concepts fondamentaux et créer puis faire évoluer leur propre modèle, de préférence dans le cadre d’une équipe pédagogique. Aujourd’hui, la formation des maîtres n’est pas encore à la hauteur de cette ambition ; c’est l’un des enjeux des prochaines décennies.
Il faudrait aussi évoquer les stratégies contradictoires des élèves et de leurs parents, qui ne coopèrent pas toujours avec l’école, soit parce qu’ils jugent que les pédagogies différenciées ne servent pas leurs intérêts, soit parce qu’elles exigent d’eux une transparence accrue et une adhésion sans faille au projet culturel et aux méthodes de travail de l’école.
Enfin, je ferai état des deuils qu’impose aux enseignants la progression vers une pédagogie différenciée. Pour différencier son enseignement, il faut accepter de renoncer à diverses représentations et pratiques fort commodes. Il ne suffit pas d’affirmer que c’est dans l’intérêt des élèves. Nous devons envisager, à l’encontre de l’angélisme pédagogique courant, que les intérêts des élèves puisse heurter de front les intérêts des enseignants. On le comprendra mieux en soulignant que pour différencier, il faut faire son deuil : 1. du fatalisme de l’échec, ce qui oblige à assumer une part de responsabilité, voire de culpabilité ; 2. du rejet des inégalités sur un bouc émissaire, ce qui amène à mettre en cause ses propres fonctionnements ; 3. du plaisir de se faire plaisir, en renonçant à tout ce qu’on aime faire même si ce n’est pas utile ; 4. de sa liberté dans la relation pédagogique, en acceptant d’être confronté intensivement à la distance culturelle, au conflit, au rejet ; 5. des routines reposantes, en se faisant à l’idée que rien n’est jamais acquis, qu’il faut réinventer la pédagogie tous les jours ; 6. des certitudes didactiques, parce que les élèves en échec résistent au savoir et obligent à envisager d’autres façons d’apprendre et d’enseigner ; 7. du splendide isolement, en mesurant l’impuissance du maître seul dans sa classe face à l’échec scolaire ; 8. du pouvoir magistral, en abandonnant le rôle du chef d’orchestre pour devenir personne-ressource, travaillant en coulisse plus que sous les feux de la rampe.
J’ai développé ailleurs ces thèmes (Perrenoud, 1991 c). Je n’y reviens donc pas en détail, sinon pour dire que ces deuils peuvent trouver leur justification sans se traduire en fin de compte par une perte de sens du métier. Mais qu’il faut pour cela que les enseignants acceptent d’aller dans le sens d’une plus forte professionnalisation de leur métier, d’échanger par exemple le plaisir de faire ce qu’on aime avec des enfants contre le plaisir de maîtriser des processus d’apprentissage ; donc d’échanger un plaisir immédiat, concret, dans le registre relationnel et affectif, contre un plaisir différé, plus abstrait. Bien entendu, je ne suggère pas qu’une école efficace est une école triste. Ni que le plaisir des élèves exclut celui du maître. Il reste qu’une plus forte professionnalisation passe ici par une critique très serrée de la façon dont on passe et perd du temps au jour le jour. Certes, on ne peut pas apprendre constamment, il faut des respirations, des temps morts. Et on ne va pas à l’école que pour apprendre, c’est aussi un moment important de la vie. Que ces valeurs n’interdisent pas la lucidité et ne contribuent pas à justifier n’importe quoi !
Enfin, j’aimerais rappeler rapidement trois paradoxes. À la différence des deuils, on ne touche pas ici à des résistances attribuables aux acteurs, mais plutôt à la rançon de la complexité des processus d’enseignement et d’apprentissage :
IV. Stratégies de changement
On le voit, on ne peut rêver de substituer purement et simplement une pédagogie différenciée au soutien, comme on changerait de cheval. D’abord parce que le soutien restera une composante d’une pédagogie différenciée, ensuite parce que cette dernière ne se développera que graduellement, à la faveur d’une stratégie de changement.
Monica Gather Thurler (1991) propose cinq axes généraux :
Citation: |
|
Certains de ces axes font référence à des particularités genevoises : l’existence d’une Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation, d’un Service de l’évaluation, de plusieurs services de recherche et de didactique. Dans les grandes lignes, cependant, ces idées sont transposables à divers contextes cantonaux et nationaux.
V. La place et les apports du soutien à long terme
À supposer qu’une différenciation continue et intégrée devienne la règle dans les salles de classe, le soutien deviendrait-il inutile ? Je ne le crois pas. Pour plusieurs de raisons :
1. Il restera des cas rebelles à la différenciation ordinaire, soit parce que le fonctionnement prévu n’a pas joué, soit parce qu’il n’est pas à la hauteur. Dans les systèmes scolaires comme dans toute autre organisation, il y a une nette distance entre les intentions et les pratiques. Si une pédagogie différenciée était instaurée, on ne devrait plus voir, comme aujourd’hui, des enfants de huit ou dix ans dont les difficultés paraissent irréversibles tant on a tardé à agir ; on ne devrait plus voir des incohérences aberrantes d’un degré au suivant, des diagnostics que personne ne vérifie ou ne prend au sérieux, des prises en charge qui s’enlisent en raison de conflits de personnes, de problèmes d’horaires ou de locaux, etc. Qui oserait garantir que, dans une entreprise humaine, cela n’arrivera plus ? Le soutien n’est pas à l’abri des mêmes pannes et perversions, mais, par rapport aux classes ordinaires, il restera une sorte de " roue de secours ", de solution de remplacement.
2. Il faut aussi envisager que tout dispositif de pédagogie différenciée puisse être mis en échec par des élèves qui déploient de fortes ou subtiles stratégies de résistance, ou qui rencontrent des difficultés cognitives ou relationnelles qui défient toute intervention pédagogique. Le soutien peut dans ce sens, à l’avenir, rester un chaînon intermédiaire entre la différenciation intégrée et la prise en charge médico-pédagogique lourde. L’idéal resterait de prévenir, de détecter les difficultés à temps pour y faire face dans le cadre d’un fonctionnement ordinaire. Même si l’école évolue fortement, elle restera une organisation de masse, impuissante devant des cas particulièrement complexes.
3. On peut aussi songer dans ce registre à la multiplication des mouvements migratoires, à l’arrivée régulière d’enfants placés dans nos écoles alors qu’ils ne parlent pas la langue et qu’ils viennent d’une culture très différente. Avec l’ouverture planétaire, les systèmes scolaires des pays développés sont de plus en plus confrontés à la différence culturelle, mais aussi à des enfants de 8 ou 12 ans qui n’ont pas encore été scolarisés. Mieux vaut sans doute envisager des structures d’accueil indépendantes du soutien pédagogique, mais les intervenants de soutien pourraient contribuer à réfléchir, d’un point de vue psychopédagogique et en fonction de leur expérience, aux meilleures façons d’intégrer les enfants issus d’autres cultures.
4. Dans une perspective systémique, il faut envisager que certains échecs soient imputables à un cercle vicieux dans les interactions entres l’enfant, sa famille, son groupe-classe. Il reste alors indispensable qu’un intervenant externe puisse démêler l’écheveau et briser le cercle.
5. Le soutien léger, intégré, préfigure une forme de travail d’équipe : confronter plusieurs regards sur un enfant, jouer sur divers registres relationnels et didactiques, réunir des ressources d’analyse et de résolution de problèmes, s’offrir une supervision, une aide ou une formation mutuelles.
6. Enfin, sur un plan symbolique et pratique, le soutien peut fonctionner comme un soutien aux enseignants, comme une ressource déontologique ou psychopédagogique lorsque les titulaires doivent prendre une décision difficile, comme une incitation à la professionnalisation. Au Tessin, ce rôle était défini d’emblée comme prépondérant. Est-ce vrai en pratique ?
VI. Un capital transmissible
Dans les systèmes scolaires qui l’ont développé, le soutien pourrait devenir un atout essentiel dans une stratégie de changement vers une différenciation intégrée. Parce que les intervenants de soutien partagent une culture professionnelle, des représentations, des attitudes, des savoirs, des savoir-faire dont la diffusion à l’ensemble du corps enseignant ne peut que favoriser la lutte contre l’échec scolaire et la différenciation.
Que contient ce capital ? En voici un inventaire provisoire :
On le voit, l’héritage est impressionnant. Cela ne signifie pas que tous les intervenants de soutien maîtrisent parfaitement tous ces savoirs et savoir-faire, ni que les autres enseignants n’en maîtrisent aucun. Je souligne simplement l’enrichissement que le soutien peut apporter à la formation et aux compétences didactiques classiques des enseignants, dès maintenant et surtout si on s’oriente plus activement vers la différenciation de l’enseignement
VII. Conclusion : évolution et rupture
Il faudra un jour avoir le courage intellectuel, professionnel et politique de dire que le soutien n’est pas toute la réponse à l’échec scolaire. Si l’on veut plus d’égalité devant l’école, moins d’échecs, on ne pourra faire l’économie d’une différenciation plus étendue, continue, quotidienne, intégrée à l’action pédagogique courante.
Il faut donc au moins une rupture au plan des représentations. Ce n’est qu’à ce prix qu’on cessera d’espérer des miracles d’une forme de différenciation qui ne peut les réaliser à elle seule. Rupture peut-être au plan des fonctionnements : les intervenants de soutien ne peuvent à eux seuls prétendre transformer les pratiques. Dans une stratégie de changement, ils représentent un atout, un capital, un aiguillon ; mais ils ne sauraient agir seuls ou de leur propre autorité.
On doit aussi penser en termes d’évolution, parce qu’il faut partir de ce qui existe, ne pas dévaloriser le soutien sous prétexte qu’il ne règle pas magiquement tous les problèmes, ne pas gaspiller l’immense capital de compétences, de pluralisme et d’engagement qu’il représente, ne pas provoquer des compétitions absurdes alors que nous avons besoin de toutes les forces et de toutes les formes de contribution.
Cette synthèse entre évolution et rupture ne va pas de soi. Tout corps de professionnel présente une tendance à :
C’est pourquoi, vu " d’en face ", il est volontiers perçu comme arrogant, protectionniste, élitiste, conservateur…
D’où l’importance d’une politique favorable à la différenciation qui soit :